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11/05/2009

Lyon, c'est...

 

Lyon, c'est deux ex-prisons au bord d'un fleuve. 

Lyon, c’est un roi sur un canasson au milieu d’un immense terrain de tennis au centre d’une presqu’île.

Lyon, c'est une énorme fève dorée en forme de Vierge... perchée sur une tourelle de Disneyland biodégradable. Lyon, c'est "l'éléphant renversé" de Huysmans. Et malgré tout cela, malgré ces handicaps...

Lyon, c’est une ville internationale où personne ne parle de seconde langue.

Lyon, c'est un maire, Edouard Herriot, qui en est à son 53ème mandat.

Lyon, c'est Guignol, une "marionnette à gaine".... en fait, une marionnette châtrée.

Lyon, c'est l'entrée principale d'un magasin Auchan, vulgaire sas équipé de portes automatiques, que l'on a baptisé "ALLEE LAURENT MOURGUET". 

Lyon, c’est l’Histoire qui garde en permanence sa main sur votre épaule.

Lyon, c’est de moins en moins de cabines téléphoniques.

Lyon, c’est une assemblée de toques blanches qui prend la pose devant des jets d’eau.

 

Lyon, c’est la ville où sont nés mes enfants, où mourront mes parents.

 

Lyon, c’est une ville où je ne suis pas né, où je ne mourrai pas.

 

Lyon, c’est…

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16/06/2008

"LA CHAIR"

Une publication très importante, la dernière bombe littéraire du sieur Rivron.

J'en ai signé l'une des deux préfaces. Rien à y rajouter :

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  LE TEXTE DE LA CHAIR

« La chair » est un livre que l’on aime et que l’on craint. Que j’ai aimé et craint. À sa lecture. Avant sa lecture, même. Serge Rivron, je connaissais. Déjà lu. Donc, l’envie quand il m’a envoyé son texte par Internet. L’envie, mais le retard (tiens, tiens…). J’ai tardé à lire « La chair ». Rivron me l’a envoyé en novembre 2007. On venait de me confier la charge d’une collection pour les éditions « À plus d’un titre » (Serge l’ignorait). J’ai tardé à lire son manuscrit, sachant qu’il n’était pas question d’y jeter un coup d’œil discret, que je ne sortirais pas indemne de sa découverte. Jean-Pierre Huguet, lui, a réagi au quart de tour. « Les sœurs océanes » UN, « À plus d’un titre » ZERO. Ou comment j’ai raté mon premier texte important.

 

Je l’ai déjà dit, je connaissais Rivron. Il est un kyosakuman de l’écriture. À l’instar d’un maître zen, il sait manier le bâton et viser juste. À chacune de ses frappes, une coulée de force traverse son lecteur, balayant toutes traces de mièvreries chez celui-ci.

 

Retour à « La chair ». On pourra convoquer les figures de Calaferte et de Bloy. On pourra parler d’un roman « pornographique » et « catholique ». On pourra. Ce ne sera jamais qu’une tentative pour désamorcer la charge du roman. Une façon de prolonger cette préface. Un moyen de retarder l’instant décisif pour toi, lecteur. Pour toi qui te tiens sur le seuil. N’attends rien de la lecture de ce roman. Attends-en tout. MAINTENANT.

Frédérick Houdaer

 

Pour commander cet ouvrage: http://www.editionhuguet.com serge rivron

Un entretien avec Serge Rivron, dans la zone de Juan Asensio.

 

27/02/2008

SIC !

(pour Nicolas L.)

aujourd’hui

ma banquière

ma jolie petite banquière

m’a fait de la peine

elle m’a plaqué

elle n’a pourtant pas encore fini

ses études de banquière

elle est encore toute jeune

encore stagiaire dans une agence du Crédit Lyonnais

elle n’a pas attendu d’être

au faite de sa carrière

pour me quitter

elle n’a pas attendu

son précieux diplôme

pour me laisser sur le frigo

un post-it où je peux lire

faute d'orthographe comprise

« TU FINIRA PAUVRE »

07:41 Publié dans a.2) MES TEXTES | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : banque, poésie

26/01/2008

Qu'est-ce qu'on attend ?

Voici des extraits du texte écrit à quatre mains par Fanny Britt (Elle) et moi-même (Lui) pour le colloque "Hommes, femmes, la révolution inachevée" qui s'est tenu à Lyon début décembre, et qui a fait l'objet d'une lecture-performance:

 

Qu’est-ce qu’on attend pour être heureux ? Qu’est-ce qu’on attend pour faire la fête ?

LUI

J’attends que ce refrain stupide quitte mon cerveau. Le responsable : mon auto-radio. Il ne m’a pas épargné tandis que… j’attendais en bas de chez elle. J’attendais qu’une place se libère pour me garer.

La porte de son immeuble. J’attends de me rappeler le numéro de son digicode. Quand cela me revient, j’entre, j’accède, je pénètre. La retrouve. Trop tôt, selon elle.

J'attends qu'elle soit prête pour que nous décollions.

J'attends qu'elle ait fini de se préparer pour que nous levions le camp.

J'attends qu'elle ait apporté "la dernière touche" à sa beauté qui n'a pas besoin d'être refaite pour...

 

J’attends en relisant deux-trois pages. « Belle du seigneur ». Quand Ariane s’apprête, elle aussi, tandis que Solal… Pour Albert Cohen, cela nécessite une vingtaine de pages. Cela lui demande une vingtaine de pages. Cela mérite une vingtaine de pages.

Je ne m'y attends pas, je ne m'y attends plus quand elle m'annonce que, c'est bon, nous pouvons partir !

 

 

Qu’est-ce qu’on attend pour être heureux ? Qu’est-ce qu’on attend pour faire la fête ?

 

ELLE

J’attends que la douleur cesse.

J’ai le cœur qui me brise à chaque heure, au réveil, sous la douche, dans la nuit, au déjeuner devant la boîte de céréales

Parce qu’il y a quelque chose dans mon ventre que je n'ai ni la solidité ni l'inconscience courageuse et folle de garder là.

Et que je n'ai pas pris de rendez-vous encore, mais que sûrement, sûrement, la semaine prochaine je prendrai le chemin de la clinique et qu'au bout d'une heure tout sera fini et j'irai m'acheter des machins super-absorbants (est-ce qu'il y en a pour le cœur, de ça?)

Et je rentrerai à la maison et j'aurai envie d'une soupe et de pleurer et ensuite ça ira mieux, ensuite ça ira mieux, ensuite ça ira mieux.

Tu vois je n'arrive même pas à dire le mot.

Hier dans un restaurant bruyant et plein de la lumière chaude de nos intérieurs d’hiver j'étais courageuse et souriante et claire.

Le matin c'est plus difficile.

Faire semblant que tout va bien quand je parle à ma mère est difficile.

Tout ça restera discret et chuchoté, il le faut, tu vois, puisque je n'arrive même pas à dire le mot.

Mon amoureux est courageux et patient - plein de respect et d'espace pour moi, plein d'indulgence pour l’humeur et les symptômes pénibles, il est grand et plein d’espoir plein de baume -

Mais je sais ce qu'il voudrait

Et je vois que je ne peux pas le lui donner

Pas tout de suite

Peut-être jamais?

Comment le savoir?

Quand le saurai-je?

Quand la douleur cessera?

Qu’est-ce qu’on attend pour être heureux ? Qu’est-ce qu’on attend pour faire la fête ?

 

LUI

J’attends qu’on cesse de nous prendre pour des cons. Nous-prendre-pour-des-cons.

J’attends que l’on ne nous donne plus du « on ». Surtout quand ce « on » désigne elle et moi.

J’attends que l’on me parle moins systématiquement de « fête ».

Je n’attends pas qu’ils me donnent le goût de la fête. Je ne les juge pas compétents en la matière.

J’attends de voir tomber tous ces pue-la-mort donneurs de leçons de vie

Qu’est-ce qu’on attend pour être…

37. Cette chanson date de 1937. Les gens la reprenaient en cœur, la dansaient. Et la guerre arrivait. Et aujourd’hui, on… elle me reproche de rapporter ce genre de fait, de gâcher l’ambiance…

Qu’est-ce qu’on attend pour être heureux ? Je l’ignore, mais au moins, que cela soit de pied ferme. Cette fois.

 ELLE

J’attends que la douleur cesse.

J’attends que le temps se replie sur lui-même et me ramène au point d’éclatement

Qu’il me ramène à l’épicentre

Au moment où il a dit :

Je suis tombé amoureux.

De quelqu’un d’autre.

 

LUI

Qu’attend-t-elle ? Des excuses ?

Moi, j’attends d’avoir posé un pansement sur sa joue pour m’exécuter. Je n’aurais pas dû la frapper. Avec ce livre. C’est lui le responsable, plus… qu’elle. C’est ce livre qui m’a énervé. « Les hommes viennent de Mars, les femmes de Vénus ». John Gray ne craint pas les titres trop longs.

C’est elle qui n’a pas craint de m’offrir un livre au titre trop long.

J’attends que Mars explose, que Vénus se désintègre. J’attends que John Gray meurt. J’attends de voir la femme de John Gray passer à la télé, j’attends de l’entendre dire tout le mal possible de son mari. Pour pouvoir ricaner devant l’écran : « Je m’y attendais, ça ne m’étonne pas… ». 

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  Qu’est-ce qu’on attend pour être heureux ? Qu’est-ce qu’on attend pour faire la fête ?

 

LUI

J’attends… pour décider si je vais l’attendre ou non.

Je décide de l’attendre, d’attendre qu’elle ait joui pour en faire de même.

J'attends de croire à cette histoire incroyable: je descendrais aussi d'une lignée de femmes. Et il est vrai que, tout bien vérifié, des prénoms féminins apparaissent dans mona rbre généalogique. De jolis prénoms même, parfois.

  

ELLE

J’attends que ça revienne.

Je veux que ça revienne.

J’attends que ça revienne.

(Avoir envie avoir le goût avoir besoin avoir fini d’avoir peur avoir fini de voir les cicatrices les plis les pâleurs j’attends de laver mon corps de toute intransigeance)

Qu’est-ce qu’on attend pour être heureux ? Qu’est-ce qu’on attend pour faire la fête ?

LUI

J’attends… le temps qu’il faut pour que le mot « heureux » disparaisse de sa question.

J’attends qu’elle cesse de se raccrocher à ce genre de branches mortes.

En attendant… je la regarde tomber.

Je suis surpris de découvrir mes bras tendus, devant moi.

J’attends d’avoir oublié sa question pour commencer à y répondre.

ELLE

J’attends qu’il sorte des toilettes.

Il prend un temps interminable

Ininterminable même

« Je lis le journal », il dit

« C’est un moment privilégié », il dit

« Qu’est-ce que ça peut te faire ? » il dit

« Pourquoi c’est jamais correct ? » il dit

Je lui en veux de préférer lire le journal seul là-dedans

Qu’avec moi au lit

Je lui en veux de dire ce que je sais être vrai

J’attends qu’il veuille être un autre

J’attends longtemps

 

Qu’est-ce qu’on attend pour être heureux ? Qu’est-ce qu’on attend pour faire la fête ?
 

LUI

J’attends de trouver des choses méchantes à lui dire.

« J’attends de te voir vieillir plus vite que moi », je lui dis.

"J'attends que ça finisse de saigner en toi.

J'attends que ton sang ait fini son cycle, bouclé sa boucle.

Surtout, je n’attends pas que tu sois heureuse pour reprendre le stylo. La voiture. Les clés. »

 

ELLE

« J’attends que tu sois mou ».

« J’attends que tu te plantes et que tu aies besoin de moi »

« J’attends que tu perdes tous tes cheveux ».

« J’attends que tu arrives enfin là pour te dire : trop tard ».

LUI

J’attends que le feu prenne.

Crois-tu que j’ai apporté tous ces fagots en vain ?

Crois-tu que j’ai fait semblant de serrer tes liens ?

Tu peux bien moquer le bûcher que j’ai dressé, je me suis appliqué à… j’ai soigné son édification, et je l’ai fait sans cesser de penser à toi.

Je n’attends pas de remerciements de ta part, pas plus que de cris au milieu des flammes.

Reconnais seulement que tu n'avais pas la nécessité de m'humilier au Scrabble comme tu l'as fait.

 

ELLE

J’attends que tu viennes te coucher.

Les nouvelles vont finir

Tu vas fermer la télé

Tu vas éteindre les lumières

(« tu n’éteins jamais les lumières, dis-tu souvent)

Tu vas barrer la porte

Tu vas faire pipi

Tu vas vérifier que le petit dort bien

Je vais t’entendre poser les gestes de notre vie

Dans les sons de notre maison

Je vais entendre ton amour couler dans la champelure de la salle de bain

Je vais entendre ton amour craquer dans les lattes du plancher

Je vais entendre ton amour tourner dans la serrure de la porte d’entrée

Tu viens te coucher

Je ne t’attends plus

Je t’entends.

(...)

© Fanny Britt & Frédérick Houdaer

21:35 Publié dans a.2) MES TEXTES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : britt, couple

12/10/2007

ROUGE, NOIR, BLEU

“ Si on écrit de la fiction, autant que ce soit vrai. ”

Ortiz

 

         - Eki, tu ne vas pas toucher nos livres… pas avec tes mains. 

         - S’il te plaît, Eki…

Sont-ils de vrais libraires ? De vrais amis ? En tout cas, Pascal et Pascale forment un vrai couple. Quand ils me voient penché sur leur tête de gondole, ils froncent leurs sourcils en un mouvement parfaitement synchrone. 

         - On est toujours heureux de te recevoir dans notre boutique, c’est pas la question. La question, c’est sur quelle manucure folledingue tu es tombé ? 

La couleur de mes doigts ne leur revient pas. Ces dix mêmes doigts qui ont écrit l’un des deux cents romans noirs mis en vente dans leur librairie.

         - À force d’écrire sur le crime, tu te retrouves avec les mains rouges…

Je tends mes doigts en direction du couple éploré. À fin de vérification. « Aussi secs que rouges ». J’exhibe la couverture immaculée d’un livre que j’ai manipulé pas plus tard que tout à l’heure. Les Pascaux finissent par se détendre.

         - D’accord, on a peut-être eu tort de s’angoisser quand on t’a vu feuilleter notre fond. Tes doigts étaient tellement...

         - Vous voulez le nom de la responsable ? L’éosine.

Je leur parle de ma fille âgée de quelques jours, du morceau de cordon qui lui pend sous le nombril et que je traite à l’aide du produit écarlate.

         - On est ravi que tu viennes remuer nos livres, Eki. Le tien est un best-seller. Depuis le début de l’année, on en a vendu une cinquantaine d’exemplaires.

Un dixième des ventes au niveau national, si j’en crois les chiffres avancés par mon éditrice. Un centième du tirage initial. Adrienne a essayé de me consoler au téléphone. Elle a comparé mon score à celui des débuts de Lucas Santi, aujourd’hui auteur phare de sa maison d’éditions. Adrienne a oublié un détail : Lucas Santi écrit des livres exigeants et inclassables, fuit la fiction. Moi, je fais dans un genre prétendument populaire : le roman noir. Suis censé trouver, sinon mon public, à tout le moins un public. 

J’ouvre une bande dessinée d’humour. Un taulard y creuse un tunnel à l’aide d’une petite cuillère. Je saute quelques cases, découvre le résultat de tous ses efforts. Plutôt que de gagner la liberté, l’homme émerge dans un autre recoin de la prison, une autre cellule en tout point semblable à la précédente (à un détail près : la pin-up punaisée au mur, de brune est passée blonde)…

Pascale finit de vérifier l’état d’un livre que j’ai feuilleté, rajoute :

        - La sortie de ton premier roman n’a peut-être pas… provoqué les changements que t’espérais. Mais celle de ta fille, ça bouleverse bien des choses, non ? C’est pas de la fiction.

         - Et cette petite fille s’appelle comment ?

         - Rosa. Rosa-les-yeux-bleus.

         - Comme tous les bébés.

         - Comme tous les bébés.

         - Tu verras, Eki, les yeux bleus chez un bébé, ça dure rarement. Ta vocation dans le noir, ça par contre c’est solide, ça risque pas de varier. T'écris du noir, et t'es pas près de changer, ça marche trop bien pour toi.

 

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         Je suis assigné à résidence. Je suis l'homme le plus heureux de la Terre. J'ai la petite à garder, mon ordinateur pour me garder, une cafetière en parfait état de marche. Et toute une documentation à éplucher. 

         Très vite, cette paperasse collectée avant la naissance de Rosa me pose problème. La pile est consacrée à des faits divers, mais si c'est pour en sortir des drames dont les enfants sont les victimes... je préfère battre en retraite. Choisis d’allumer la télévision, plutôt que de relire les conditions dans lesquelles le fils de Clapton s'est défenestré, ou celles qui ont permis à un notable pédophile de sévir pendant un quart de siècle. 

         Je presse un bouton de la télécommande aussi rouge que mes doigts. Tombe sur un reportage consacré au recrutement d'un célèbre cascadeur par la police. L'objectif : la reconstitution (filmée) d'un meurtre ferroviaire, une opération nécessitant l'aide technique d'un spécialiste.

         Commentaire de la vedette : « Ça me change de mes vols planés en bagnole, sur les plateaux des James Bond ! ».

         Ce qu’il ne faut pas dire pour cacher une reconversion forcée, en ce début de XXIème siècle où les effets numériques explosent au cinéma. Encore un cascadeur mis sur la touche !

         Trop sensible à la tristesse du reportage, j'éteins le poste. Me coupe les ongles. Ne veux plus risquer de griffer ma fille lors des prochains changes. J’en profite pour réfléchir à une scène de meurtre qui doit conclure mon nouveau roman. Ou l’ouvrir, je ne sais plus.

 

         Rosa commence à faire des siennes, à ne plus se satisfaire de mon nez que je lui donne à téter. Mathilde rentre au bon moment. Découvre son sein droit.  Questionne : 

         - Ça s’est bien passé avec la petite ? 

         - Je crois qu'elle a les yeux... moins bleus qu'avant. Un petit soleil sombre est en train de naître au centre de...

         - T'es astronome, maintenant ?

 

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         “ J’ai tué le serial-killer. J’ai fait avec les moyens du bord, je l’ai poussé sous les roues d’un avion en train d’atterrir. Une fin dégoûtante, à la hauteur du personnage. Les flics ne m’ont pas remercié, trop occupés à vomir… ”

         Cela fait deux mois que j’ai renoncé aux petits boulots pour me consacrer à l’écriture et à ma fille. Histoire de me rafraîchir la mémoire, je passe régulièrement la cassette enregistrée lors de ma dernière journée de chantier. Ces bruits incessants de machines, comme montés en boucle, produisent leur effet tandis que je m’échine sur mon feuillet quotidien. Ils ont aussi le pouvoir d’endormir Rosa. Pourtant, à un moment de l’enregistrement, on entend mon ancien contremaître gueuler “ MAIS QU’EST-CE QUE TU FOUS AVEC CE MAGNÉTO ? ”. Ma réponse est inaudible. 

 

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         Séance de dédicace dans un salon du livre. Bon élève, je reste le cul collé derrière ma table. Bien m’en prend. Je signe trois bouquins à trois Claudine qui se succèdent sans se ressembler physiquement. Elles partagent la même interrogation (en plus de leur prénom): “ Quelle différence faites-vous entre roman policier et roman noir ? ”. Je fais trois réponses différentes, parviens à chaque fois à décevoir. 

         Je saisis l’un de mes livres. Finis de me démoraliser. Relis les approximations et les inexactitudes qui remplissent la quatrième de couverture.

         Pour chasser les fourmis qui ont gagné mes jambes, je me lève, gagne une table ronde, perds mon temps en participant à un débat foireux. Je croise le fer avec des zombies que même Romero hésiterait à filmer pour l’une de ses Apocalypses gores. Ces joutes m’opposent à une clique d’anciens maos reconvertis dans l’écriture sans avoir jamais cru au Verbe. Je parviens à :

a) exhiber mes doigts dont l’extrémité reste rougie par l’éosine.

b) rappeler à ces quinquagénaires donneurs de leçons que je n’étais pas né en mai 68, et

c) plaindre "parmi les gens présents dans la salle, ceux qui ne lisent que du noir".

         Cette dernière remarque déplait au “ James Crumley français ” (l’homme a adopté la moustache et le bide de son modèle, à défaut de son style). Il me donne du “ jeune homme ”, histoire de rappeler que je m’exprime du haut de mon unique livre sorti jusqu'à présent.

         - La question que nous aimerions vous poser, jeune homme… Plaignez-vous également Ellroy qui n'aime que les films noirs, qui affirme ne pas s’intéresser aux autres genres ?

         - Je l'aime et je le plains.

         Il n’en a pas eu assez avec ma réponse. Me tend une perche magnifique. Veut savoir ce sur quoi je planche en ce moment. Titre inventée dans la seconde, grenade dégoupillée et lancée vers celui qui le mérite :

         - Ça s'appellera "ÉLOGE CATHOLIQUE DE L'ADULTÈRE".

         Je ne saurai jamais si j’ai lâché un pétard mouillé. Déjà, trois intermittents du spectacle ont fait leur apparition avec force bruit. Le but de leur manœuvre ? Improviser une scène de crime devant l’estrade où nous, gens de lettres aimant à développer nos conceptions d’une vraie littérature populaire, nous sommes crêpés le chignon et échauffés les egos une heure durant. Un coup à blanc s’échappe d’un vrai pistolet qui ressemble à un jouet. Le signal que l’animateur du débat attendait pour remercier et inviter ses auteurs à rejoindre les “ lecteurs impatients ”. Récréation terminée. Des piles de livres à dédicacer nous attendent.

         Un gros malin à la calvitie méditerranéenne, impeccablement bronzée, me tombe dessus. Le bonhomme remporte le pactole avec chacun de ses romans en jouant la carte de l'exotisme marseillais, en joignant un glossaire en guise de postface. Je lui parle de Suares. Il me traite d’intello. C’est lui l’ancien khâgneux. Moi l’autodidacte avec mon "BEP de lettres" pour unique diplôme. Dégoûté, je quitte la tente aux monstres. 

   

 

         Dans ma chambre d’hôtel, je songe que demain je remets ça. Me mélanger à ceux qui revendiquent leur appartenance à une “ littérature populaire ” avec une démagogie inouïe, qui prétendent savoir ce qu’est “ le réel ”, qui se vantent d’avoir “ déboulonné toute une mythologie ” sans se rendre compte qu’ils en installent une nouvelle, ô combien plus pauvre. 

         Le désert. Un peu partout dans la pièce. Sous verre. Se fondant dans le papier peint. Qu’est-ce qui pousse un couple d’hôteliers parfaitement raciste à décorer ses chambres de pareils clichés ? Je redescends voir Monsieur et Madame, joue le client agoraphobe, rendu nerveux par ces photos “ d’immensités à faire peur ”...

         - C’est notre fils qui a pris ces images. On en a mis dans tout l’hôtel.

         - J’ai vu. Enfin... rien que dans ma chambre, j’ai vu ! Votre fils prend de sacrées photos, j’espère qu’elles ne sont pas phosphorescentes dans le noir !

         - Notre fils, il est enseignant dans les Émirats. Les arabes de là-bas, c’est pas comme ceux d’ici. Notre fils nous l’a dit, les arabes des Émirats, ils méprisent les arabes de chez nous.

         Je suis bien attrapé.

         - Au fait, demain matin, qu’est-ce qui vous ferait plaisir en plus du café et des tartines ? La même chose que vos collègues ?

         - Vous leur avez posé la question ? Ils vous ont répondu la vérité ? Ils vous ont dit qu’au petit-déjeuner, ils découpent des articles dans le journal et qu’ils les mangent pour de bon ?

         - Vous faites bien de nous prévenir. On leur prêtera le canard du jour s’ils le réclament, mais on gardera un œil dessus.

         Je regagne ma chambre, les jambes lourdes. J’emprunte un escalier forcément glauque, un couloir forcément interminable. Derrière chaque porte, un auteur de roman noir, qui regardant le porno du samedi soir, qui baisant l’attachée de presse d’une fameuse maison d’édition ou plus simplement l’échotière du canard local, qui appelant jusqu’à point d’heure les poteaux de service pour causer football ou petite reine…

         Les murs de ma chambre toujours « jaune désert ». Je leur dois mon cauchemar de la nuit : l’autopsie du Petit Prince, les pieds dans le sable.

 

----------

 

“ Quand il vit la tête du Président de la République s'élever dans les airs, comme propulsée par ce jet de sang qui jaillissait au niveau du cou, le responsable de la sécurité se dit que quelque chose avait merdé, et qu'il n'allait pas conserver son poste plus de quelques heures... ”

         Retour à la maison. Mon éditrice m’appelle pour s’excuser. Pour avouer. Elle s’est trompée dans les chiffres qu'elle m'a donnés. Les ventes de mon livre ne sont pas si catastrophiques.

         - Vous voilà rassuré, Eki ? La petite Rosa va compter sur un papa de bonne humeur ?

         - De bonne humeur, je ne sais pas. Occupé, sûrement.

         - Bien sûr, vous planchez sur le deuxième...

         - Tout le monde m'a tellement répété qu'écrire un second roman, c'était comme négocier un virage très dangereux...

         - Vous me parlez de "second roman"... J'espère bien que c'est votre "deuxième roman" que vous écrivez, et non votre “second”, j’espère bien qu'il y en aura un troisième, un quatrième...

         Je l’écoute. Tripote une peluche qui laisse échapper par le cul une étiquette remplie de conseils de lavage en japonais.

         - Vous ne publiez toujours que du noir, Adrienne ?

         - Ça marche, pourquoi m'arrêterais-je ? Et vous, vous en écrivez toujours, du noir ?

         - Pas tout de suite. Je vais d'abord changer ma fille, je l'entends qui réclame...

         - Moi aussi, je l'entends au bout du fil... Faites-lui des bises de la part de votre éditrice. À Lyon, on fait combien de bises quand on embrasse ? C’est comme ici, à Paris ?

         J’adresse un long regard de compassion à un clown. Pour avoir volé ses gants à Mickey Mouse, il a été condamné à porter toutes sortes de rayures infamantes, à servir de punching-ball à ma fille.

         - Vous êtes encore là, Eki ? Je voulais savoir, en un mot, qu'est-ce qui s'est passé au Festival de Bayole ? Le week-end dernier ? Vous avez participé à un débat public ?

         - Et contradictoire. Vous voulez ma version ? 

         - Ce n'est pas urgent, occupez-vous de votre fille. Je vous rappellerai. Juste… le titre, Eki ? Quel titre pour votre deuxième roman ? Mettez-moi l'eau à la bouche...

         - On vous a soufflé quelque chose ? Besoin d'être rassurée ?

         - Mon téléphone arabe a fonctionné. 

         - J'ai trouvé autre chose… Un titre bien meilleur, notez-le sur vos tablettes : "LA TENTATION DE... LA MONOGAMIE". Ou mieux encore : “ AUTEUR DE NOIR ET BON PERE ! ” ou “ MA FACON À MOI DE BIEN COMMENCER LE MILLENAIRE ”.

         Je lâche le téléphone pour prendre Rosa. Frappe du coude la télécommande. L'épiderme d'un rocker apparaît à l’écran. Sueur live. Sur le front luisant de ce pseudo rebelle, je crois voir le reflet du monde qui l'environne. Voilà ce que moi et les autres auteurs de noir avons décrit jusqu'à présent : ce reflet là. Rien d'autre. 

         Nouveau coup de coude pour tout arrêter : les flammes des briquets qui illuminent le concert, les gyrophares des voitures de flics qui circulent de chaîne en chaîne, se poursuivent de téléfilm allemand en dessin animé japonais, les brasiers qui dévorent des coins de paradis… Extinction de tous les feux.

         Rosa éclate de rire dans son transat. L’objet de son hilarité ? La photo anthropométrique de Bertillon scotchée au dessus de mon ordinateur. Rosa trouve rigolote ma façon d’humaniser mon “ coin informatique ”. Aperçoit-elle l’icône réduite au format d’une carte postale dans laquelle le Christ serre contre lui un gros livre, écarquille les yeux comme un type ayant bu trop de café ?

         D’autres yeux écarquillés, ceux de Rosa presque révulsés de bonheur. Je la plonge dans le bain. Un pingouin flotte à sa surface, affiche une température idéale. Les pupilles bleues de ma petite chérie ne sont plus qu'un lointain souvenir, c'est un regard sombre qu'elle darde sur moi à présent. Couleur métal. 

                                                                                     Frédérick HOUDAER

 

 

Ce texte a été publié dans le #  4 de la revue « La sœur de l’ange ».

Il est extrait de mon roman « PROVINCE »… en quête d’éditeur.

 

 

 

 

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26/09/2007

Journal de bord stéphanois #1

Dans le cadre de son vingtième anniversaire, le Musée d'Art Moderne de Saint-Etienne accueille la compagnie In-Time en résidence (j'ai déjà travaillé avec cette compagnie pour "Empty").

Je prépare un texte pour un spectacle d'une heure. La mise en scène sera assurée par Carine Pauchon.

Exhibitions (journal de bord #1)

 

Fin d’un cycle, le premier : celui des « petits-déjeuners » au cours desquels Carine Pauchon et moi-même avons rencontré la plupart des membres du personnel. Service par service. Autour d’une « installation de viennoiseries » (premier effet collatéral : + deux kilos à la balance).

La parole a fusé. Les anecdotes ont plu. Autour de la même table pouvaient se retrouver un agent travaillant pour le musée depuis un mois, et un autre ayant vécu l’inauguration du musée.

En six matinées, aucune redite (ou presque), des récits de vie comportant des épisodes (en lien avec le musée) parfois inouïs.

Richesse du matériau, donc. Et mon chantier, concrètement ? Il ressemble à tout chantier qui débute : d’un côté, un trou. De l’autre, un amas de… notes.

De toutes ces paroles, que faire ?

Réponse de L-F Céline, parlant du « style » et du travail de l’écriture… De mémoire : Céline montre un bâton parfaitement droit, et rappelle que s’il le plonge dans l’eau, le bâton paraît tordu. Conclusion (provisoire) : « si je veux que mon bâton paraisse parfaitement rectiligne, une fois plongé dans l’eau… je dois le tordre avant de le tremper ».

C’est ce que je suis en train de faire actuellement. Je tords et déforme les propos, les souvenirs de certains membres du personnel… dans l’espoir qu’ils les reconnaissent.

A suivre…

21/07/2007

Fantaisie urbaine (2)

SAINT-PAUL & JOSEPH

Vous souvenez-vous du feuilleton « Mickey à travers les siècles » ? A la fin de chaque épisode, notre brave souris prenait un coup derrière ses deux grandes oreilles, se faisait assommer pour se réveiller… à une autre époque.

La première impression lors d’une visite à la Prison Saint-Paul est du même ordre. D’abord, le coup d’assommoir. Ensuite, les vieilles pierres, l’espèce de donjon dans la cour d’entrée, le moyen-âge carcéral. On se surprend à constater que les surveillants ne portent pas d’armure.

Une nouvelle louche d’histoire : Saint-Paul et Saint-Joseph, deux prisons sises en lieu et place du Palais Impérial que Napoléon voulait faire construire (projet qu’il ne put concrétiser en raison d’une excursion moscovite à entreprendre).

On l’ignore également, mais le tunnel sous la Manche a été creusé à Lyon il y a plusieurs dizaines d’années. Il relie les deux prisons mentionnées plus haut. Le personnel pénitentiaire l’emprunte tous les jours, évitant les flaques d’eau et tout ce qui peut suinter du mur et des plafonds, de la ville et de la société. Marcher dedans ne porte pas bonheur.

Aujourd’hui, la prison Saint-Paul est en sursis. Comme les gars qui croupissent dans son ventre, qu’elle n’en finit pas de digérer comme s’il s’agissait de grattons.

Demain, Saint-Paul sera devenue une musée-prison à l’instar de celles qui existent au Canada. On y organisera des visites pour les scolaires, pour les seniors… On louera ses murs pour des tournages de films historiques, des navets coûteux du style « La revanche du Masque de fer contre le fils de Monte-Christo » avec l’aide de Rhône-Alpes Cinéma et les prestations du petit-fils de Gérard Depardieu ainsi que de la fille de Vanessa paradis. Le premier coup de manivelle sera donné par l’increvable Josée Dayan.

Monseigneur Barbarin aime à rappeler, de sa voix de Daffy Duck possédé, que « aller à Saint-Paul, c’est aller à la Vérité ». Il ne précise pas s’il évoque l’apôtre ou la voisine honteuse du centre de Perrache. Ne doutons pas qu’il s’adresse à quelques notables. Question : ses coups de crosse sont-ils assénés à fin de réveiller ou d’endormir son monde ?

15/07/2007

DÉMÉNAGEMENT À LA DUCHÈRE

Karl quitte Samia. Karl est mon ami. C’est lui qui est venu me chercher à ma sortie de taule, six mois plus tôt. Aujourd’hui, il me demande de l’aider à déménager quelques affaires.

-  Samia est au courant ?

-    C’est elle qui m’a dit de venir chercher mes bouquins. Elle m’a dit qu’elle en avait marre de vivre au milieu de mes machins. Paraît que les gamins en ont marre aussi.

J’ai connu Samia et les gamins. C’est avec eux, avec toute la petite famille de Karl que j’ai fait ma première balade à la campagne, le jour de ma remise en liberté.

-  Ils seront là quand on viendra jouer aux déménageurs ?

-    Samia et les gamins ? C’est prévu qu’ils partent en week-end. On les croisera pas.

-  On a deux jours ?

-    On a une demi-journée pour empaqueter des centaines de livres. Pour faire disparaître toute trace de moi. D’autres questions ?

-         Ça ira comme ça. Merci, Karl.

-         C’est moi qui te remercie.

Je débarque le samedi matin, à 8 heures, au pied de la Tour Panoramique. Je n’arrive pas les mains vides, ma voiture est chargée de cartons. Je tombe sur Samia et les gamins qui finissent de boucler leurs valises.

-  Karl n’est pas encore arrivé ? je demande, très gêné.

-    Il va arriver. Le temps qu’il s’arrache de chez sa pute. Nous, on va y aller. On va dans ma famille.

Je donne un coup de main en fermant une valise récalcitrante et en retrouvant le chat de la famille qui s’est planqué dans les toilettes, puis leur souhaite bêtement un bon week-end. Je les vois s’engouffrer dans l’ascenseur ultramoderne et spacieux qui m’a monté jusqu’à leur appartement. Samia me regarde droit dans les yeux, au moment où les portes se referment.

Je me retrouve seul dans l’appartement. Une famille y a explosé, et je ne vois pas de sang sur les murs. Sur ces entrefaites, Karl arrive. Je le trouve moins stressé que la veille. Nous ne sommes que deux pourtant. Pourquoi n’a-t-il pas sollicité d’autres amis ?

-    Ce que nous allons faire… Moi, je trie mes bouquins. Il y en a certains que je souhaite laisser à Samia…

Pour jouer au grand seigneur ou pour l’emmerder ?

-    Ce que tu peux d’ores et déjà faire, c’est mettre tous les livres en allemand directement dans les cartons.

Et les Zweig, Hesse et autres Goethe traduits en français que je trouve, que dois-je en faire ? Dans le doute, je les laisse sur leurs étagères. Je verrai plus tard, quand de nouvelles consignes me seront données.

Je monte quelques cartons supplémentaires et m’épile l’avant-bras gauche à l’aide du scotch de déménageur. Tout en grimaçant, je me souviens des épisodes qui ont jalonné ma sortie de taule, et de leur effroyable banalité. La pochette de plastique contenant quelques effets personnels que l’on m’a rendue. Karl m’attendant à l’extérieur, dans une voiture blanche.

-    J’ai oublié de te dire… Ma littérature boche chérie, même traduite en bon français de chez nous, tu la mets directement dans les cartons.

-  O.K, Karl.

Je maltraite sans le vouloir un tome de “ La montagne magique ”  et repense à cette balade familiale. La femme et les enfants que j’ai croisés tout à l’heure, je les revois courir devant moi, tandis que Karl marchait à mes côtés pour me dire “ C’est bon, maintenant tu peux recommencer à respirer ”.

L’interphone fait des siennes.

-    Laisse sonner, me dit Karl, occupé à manier le feutre sur une colonne de cartons.

-  Tu es sûr que ce n’est pas de la main d’œuvre supplémentaire ?

-    Je pense pas. Je pense que c’est Samia qui vient nous emmerder. Qui vient m’emmerder.

-  Elle a les clés. Pourquoi elle sonnerait ?

-  Laisse sonner, je t’ai dit.

L’interphone est devenu muet. Nous avons à peine entamé la bibliothèque, et je commence à craindre que nous manquions de cartons.

Après la littérature allemande, il y a la tchèque à sortir des étagères, puis la grecque, puis l’américaine. Avec celle-ci, je retrouve mes repères, tous ces auteurs que Karl m’a conseillés quand j’étais à l’ombre. Je menace Karl pour détendre l’atmosphère :

-  Fais gaffe à ce que je ne t’en pique pas.

-    Je suis bien placé pour connaître tes goûts. Je sais quels bouquins surveiller.

Perché sur un escabeau, je peux voir la calvitie naissante de Karl ainsi qu’une partie du balcon jouxtant son appartement. Je me rappelle ce taulard qui a planqué le cadavre de sa femme une semaine durant sur son balcon. Mais Samia est bien vivante, nous nous sommes croisés tout à l’heure… 

L’interphone sonne à nouveau. Je chute exprès au sol pour me diriger vers lui.

-  Laisse !

-  … C’est toi qui décroches, Karl ?

-    Non, je décroche pas. C’est chez moi, c’est encore chez moi pour quelques heures, et je décroche pas, o.k ?

-    Tu tiens à ce que l’on ne soit que deux à se taper toute la besogne ?

-    Je compte sur toi, aujourd’hui. Et pas qu’aujourd’hui. J’aurai un autre service à te demander… mais pas maintenant.

Il semble avoir l’intention de me le demander quand les cartons m’auront un peu plus crevé, quand je ne serai plus en état de refuser quoi que ce soit. J’imagine le genre de service que l’on demande à un ami qui a tâté de la taule. Et je sais que je répondrai “ oui ” à Karl, parce qu’on ne refuse pas un coup de main à un mec qui vous a apporté Brautigan, Fante et Hemingway en prison.

06/07/2007

Fantaisie urbaine (1)

ICÔNES X-ROUSSIENNES

Au cœur de la Vogue, je discute de l’Islam avec Gnafr’, un ami. Je me dispute avec lui. J’en lâche la peluche Pinkie qui m’encombrait les bras, le Churros qui me pendait des lèvres. J’essaye de me faire entendre, malgré le vacarme des manèges. Je hurle « Je ne veux pas jeter le bébé avec l’eau du bain ! », puis c’est au tour d’un forain de me hurler qu’il n’est pas sourd.

La pluie commence à tomber. Des housses jaunes apparaissent sur les manèges, semblables à des cirés bretons que les mômes auraient abandonnés sur les chevaux de bois, les motos vrombissantes et les éléphants roses. Une fillette pleure en voyant les gouttes trouer sa barbapapa. 

L’histoire ne s’arrête pas là. Mon amitié avec Gnafr’ non plus. Je lui offre une jolie phrase de Cioran (« Connaître, au milieu d’une foire, des sensations dont auraient été jaloux les Pères du désert » ), et nous traversons tout le plateau jusqu’à chez moi. Nous passons rue Bonnet, devant l’immeuble du 26, là où la Vierge est apparue au XIXe siècle.

Aujourd’hui, on y trouve les cabinets d’un orthophoniste et d’une psychomotricienne ainsi qu’un appartement aux fenêtres ouvertes d’où s’échappe du jazz jour et nuit, été comme hiver.

-         Tu te rends compte que notre quartier, notre ville a failli devenir un Lourdes bis ! Il s’en est fallu de peu…

Gnafr’ n’a pas la moindre idée du phénomène que j’évoque, même s’il a lu mon polar censé se dérouler à Lourdes.

-         Lourdes, en fréquentation annuelle, c’est plus important que Bénarès ou la Mecque. Est-ce que tu te représentes l’ampleur du truc ?

-         Et pourquoi le plateau de la Croix-Rousse n’a pas viré Lourdes # 2 ?

-         Une décision de l’Église, qui aurait trouvé ça trop lourd à gérer.

-         Et pourtant, la Vierge Marie est apparue ici ?

-         Bien sûr que oui. Tout ça est historique.

-         Je sais ce que tu regrettes… Le plateau transformé en gros méchant Lourdes, ça aurait empêché l’arrivée des bobos, c’est ça ?

-         Pas les effets collatéraux qui m’intéressent. J’essaye juste de lui trouver un visage à cette Vierge lyonnaise.

-         Et ?

-         J’ai trouvé. Christine Pascal. L’actrice. La réalisatrice. Avec son visage de madone croix-roussienne. Elle a passé son adolescence dans le quartier, Gnafr’. Entre le lycée Saint-Ex et Saint-Bruno des Chartreux.

-         O.K, elle était canon, c’est pas pour ça que Benoît XVI va la canoniser.

-         Qui sait ? On peut toujours se fendre d’une lettre à Barbarin. En s’y mettant à deux…

F.Houdaer (publié dans « Lyon-Capitale # 547 )

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