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16/07/2024

"onze ans"

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Je pouvais avoir onze ans et je n’étais plus un novice à Saint-Christophe où je commençais ma seconde année. Mais si mon malheur n’était plus celui du déracinement et de la divagation dans l’inconnu, il n’en était que plus profond sous sa forme calme, réfléchie et comme définitive. A ce moment-là, j’avais fait le recensement de mes misères et je n’attendais de lueur d’espoir de nul horizon. J’avais tiré un trait sur les maîtres et sur le monde de l’esprit auquel ils étaient censés nous initier. J’en étais arrivé au point – mais me suis-je jamais départi de cette attitude ? – de considérer comme nul et radicalement disqualifié tout auteur, tout personnage historique, toute œuvre, toute matière d’enseignement quelconque, dès l’instant que les adultes paraissaient se l’être approprié et nous l’octroyaient en nourritures spirituelles. Par bribes, en feuilletant les dictionnaires, en glanant ce que je pouvais dans des ouvrages de compilation scolaire, en guettant dans un cours d’histoire ou de français l’allusion fugitive à ce qui m’importait au premier chef, je commençai à me constituer une culture en marge, un panthéon personnel où voisinaient Alcibiade et Ponce Pilate, Caligula et Hadrien, Frédéric-Guillaume Ier et Barras, Talleyrand et Raspoutine. Il y avait une certaine façon de parler d’un homme politique ou d’un écrivain – en le condamnant certes, mais cela ne suffisait pas, il y fallait autre chose encore – qui me faisait dresser l’oreille et soupçonner qu’il s’agissait peut-être de quelqu’un des miens. 

Michel Tournier, Le Roi des Aulnes 

 

21/06/2024

"il y eut un morceau de mon enfance..."

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Si j’anticipe c’est qu’en écrivant j’ai senti brutalement qu’il y eut un morceau de mon enfance où, tout en sachant que dans un certain temps je serais "grand", le souhaitant avec impatience, je croyais que j’irais toujours au cirque et que toujours je jouerais. 
 
Jacques Laurent, Histoire égoïste
 

03/06/2024

Les dangers du rail

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Le chemin de fer inspirait encore de la peur. On n’était pas si loin de la grande peur du XIXe que le guide Chaix combattait alors avec des arguments sublimes, non pas en essayant de rassurer le voyageur comme on aurait fait au XXe mais en jouant sur son goût du risque et sur son mépris de la mort. Ce vieux guide qui figurait dans les arrière-fonds de la bibliothèque de mon père proclamait : « C’est une grande erreur de chercher un préservatif contre la crainte de la mort dans l’éloignement de l’idée d’une catastrophe dont rien ne peut nous préserver. C’est un préjugé de croire que l’on souffre beaucoup en mourant. Les convulsions, les angoisses, les gémissements de quelques personnes mourantes ne doivent pas nous en imposer. Ces signes, ces accidents ne font souffrir que le spectateur et non le mourant qui ne ressent rien. Pensons souvent à ceux qui nous ont précédés, à ces êtres si chers à notre cœur qui semblent nous inviter à aller les rejoindre dans des régions que la faiblesse de notre vue ne nous permet pas d’apercevoir. Si vous êtes profondément pénétrés de ces préceptes sages, moraux et vrais, vous pouvez entrer dans un wagon sans éprouver la crainte d’une de ces rares catastrophes dont les chemins de fer ont été le théâtre. »
Le rail inquiétait donc assez mon père pour qu’il nous remît au départ une case écrite de sa main qui portait « bien arrivés, baisers ». Elle était timbrée ; il suffisait de la glisser dans une fente postale, au terminus. 
 
Jacques Laurent, Histoire égoïste
 

12/05/2024

Jerphagnon

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Vient toujours un moment où les médecins ne vous guérissent pas. Julien en était sûr, maintenant : l’heure était venue pour lui d’aller voir les dieux, de rejoindre le Soleil dans sa course idéale. De ce monde, il ne connaissait encore que la partie visible qui était déjà si belle. Avoir part à cette gloire enfin dévoilée, qu’il cherchait depuis toujours ! Et puis, l’ami Saloustios avait raison : « Même si rien de pareil n’arrivait, la vertu suffirait déjà à vous rendre heureux. »
Julien n’avait pas peur. Seulement soif, mal, froid et chaud à la fois. 

Premières lignes de Julien dit l’Apostat de Julien Jerphagnon, ouvrage que je viens de trouver « désherbé » devant une médiathèque de Saône-et-Loire, dans un simple carton.

 

27/04/2024

Pollock (pas le peintre)

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Le livre avait profondément marqué [les Jewett], peut-être parce qu’ils n’avaient rien connu d’autre dans leur vie que privations et dur labeur. L’auteur, Charles Foster Winthrop III, un poète raté de Brooklyn qui s’était autrefois rêvé comme le nouveau Robert Browning, avait choisi comme moteur de l’intrigue l’insatiable désir de vengeance d’un certain colonel William Buchet contre les Nordistes, lesquels avaient mis à sac sa plantation lors de la guerre de Sécession sans même lui laisser une seule boule de coton avec laquelle se torcher le cul, et Winthrop avait truffé son récit de tous les actes de viol, de cambriolage ou encore de meurtre qu’était capable de concevoir son cerveau rongé par la syphilis et l’indignation. Pour ce vingtième roman alimentaire pondu en moins de trois ans, il avait touché trente malheureux dollars. Après avoir acquitté ses dettes auprès de ses créanciers, puis passé une heure à se choper des maladies avec la pute qui habitait de l’autre côté du couloir, il ne restait même plus à Winthrop de quoi s’acheter une miche de pain. « Bon, j’ai fait de mon mieux et c’est tout ce qu’on peut demander à un homme », confia-t-il ce soir-là à la vermine qui grouillait derrière le plâtre craquelé de sa chambre humide. Il attendit le matin puis, avec la froide détermination qu’il avait attribuée à Bloody Bill, sa création finale, le plumitif retira d’un coup de brosse les crottes de rat qui souillaient son seul costume présentable et avala suffisamment d’essence de térébenthine pour décaper la peinture d’une maison à un étage.
Quand les Jewett avaient découvert le livre dans un sac en tapisserie abandonné près d’Oxford, cela faisait presque dix-sept ans que le pauvre Winthrop moisissait dans une tombe anonyme et détrempée d’une île de l’East River, devenu à son tour une victime oubliée de l’impitoyable et capricieux monde littéraire qu’il avait jadis espéré conquérir.
 

18/04/2024

Wisława Szymborska

Comme beaucoup d'ami-e-s, je l'ai découverte l'année où lui a été attribué le prix Nobel de littérature. D'ordinaire, je ne m'intéresse pas à ce genre de récompense, mais cette fois-ci, que le prix aille à une poète  polonaise maniant l'humour... cela m'a intrigué.

Depuis lors, je n'ai cessé de la retrouver sur ma route de lecteur.

Un portrait.

Quel recueil vous conseiller ? Sans doute De la mort sans exagérer ou Je ne sais quelles gens (trad. Piotr Kaminski), éd. Fayard.

Deux extraits :

" Voilà les petites filles,
maigres, et sans certitude
que leurs taches de rousseur disparaîtront un jour,

n'attirant l'attention de personne,
elles marchent sur les paupières du monde [...] "

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" Un bon conseil :

n'emmenez pas de railleurs dans le cosmos.

Quatorze planètes mortes,
quelques comètes, deux étoiles ;
avant qu'on n'atteigne la troisième,
ils auront perdu tout sens de l'humour.

Le cosmos est ce qu'il est,
autrement dit : parfait.
Les railleurs ne lui pardonneront jamais.

Rien ne saura les réjouir :
Temps — trop éternel,
Beauté — trop immaculée,
Gravité — comment la tourner en dérision.
Les autres resteront bouche bée,
eux, ce sera pour bâiller.
(...) "

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26/02/2024

Formules magiques pour la chasse au phoque

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Ô Nuliajuk, déesse de la mer,

quand tu étais une petite orpheline dont personne ne voulait

nous t’avons laissé te noyer.

Tu es tombée à l’eau

et lorsque tu t’es accrochée aux kayaks en pleurant,

nous t’avons coupé les doigts.

Tu as sombré dans la mer

et tes doigts sont devenus

les phoques innombrables.

 

Toi douce orpheline Nuliajuk,

je t’en supplie maintenant,

apporte-moi un cadeau,

rien qui soit un don de la terre

mais un don de la mer,

qui fera une bonne soupe.

Osé-je le dire tout haut ?

Je veux un phoque !

 

Chère petite orpheline,

faufile-toi hors de l’eau

pantelante sur ce magnifique rivage,

peuh, peuh, comme ça, peuh, peuh,

Ô cadeau bienvenu,

Sous la forme d’un phoque !

 

Version anglaise d’Edward Fiel, d’après Knud Rasmussen

trad. de Anne Talvaz & Christophe Lamiot Enos

extrait de l'(extraordinaire) anthologie de poésie amérindienne parue aux Presses Universitaires de Rouen et du Havre "SECOUER LA CITROUILLE" (dans la foulée du non moins extraordinaire "Techniciens du sacré")

 

13/02/2024

L’ARTISTE

secouer la citrouille,poésie amérindienne,anne talvaz,christophe lamiot enos,jérôme rothenberg

L’artiste : disciple, abondant, multiple, inquiet.

L’artiste véritable : capable, actif, habile ;

maintient le dialogue avec son cœur,

va à la rencontre des choses avec son esprit.

L’artiste véritable : retire tout de son cœur,

travaille avec enchantement, fabrique les choses avec calme, avec sagacité,

travaille comme un Toltèque véritable, compose ses objets,

travaille avec dextérité, invente ;

dispose les matériaux, les décore, fait en sorte qu’ils s’ajustent.

 

L’artiste charogne : travaille au hasard, se moque du peuple,

rend les choses opaques, effleure la surface du visage des choses,

travaille sans soin, escroque le peuple, est un voleur.

 

version anglaise de Denise Levertov

trad. de Anne Talvaz & Christophe Lamiot Enos

extrait de l'(extraordinaire) anthologie de poésie amérindienne parue récemment aux Presses Universitaires de Rouen et du Havre "SECOUER LA CITROUILLE" (dans la foulée du non moins extraordinaire "Techniciens du sacré")

 

22/12/2023

"A peine..."

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A peine fut-il dans la Salle d’Attente, Cyprien Dhourd poussa un cri perçant qui ressemblait à celui d’un bébé qui vient de naître.
Or Cyprien était justement un bébé qui venait de naître.
Il grandit sans jamais quitter la Salle d’Attente, devint par la suite professeur, c’est-à-dire Educateur-Pétrificateur, enseigna à ses élèves, dans un coin quelque peu enténébré nommé Institut des Hauts Concepts Engourdisseurs, des notions édulcorantes, sécurisantes, conformes à la norme, vernissées, pareilles à ces objets qu’on a longtemps fait séjourner sous une Fontaine Pétrifiante.
Tout le monde le tenait pour un excellent maître.