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16/07/2024

"onze ans"

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Je pouvais avoir onze ans et je n’étais plus un novice à Saint-Christophe où je commençais ma seconde année. Mais si mon malheur n’était plus celui du déracinement et de la divagation dans l’inconnu, il n’en était que plus profond sous sa forme calme, réfléchie et comme définitive. A ce moment-là, j’avais fait le recensement de mes misères et je n’attendais de lueur d’espoir de nul horizon. J’avais tiré un trait sur les maîtres et sur le monde de l’esprit auquel ils étaient censés nous initier. J’en étais arrivé au point – mais me suis-je jamais départi de cette attitude ? – de considérer comme nul et radicalement disqualifié tout auteur, tout personnage historique, toute œuvre, toute matière d’enseignement quelconque, dès l’instant que les adultes paraissaient se l’être approprié et nous l’octroyaient en nourritures spirituelles. Par bribes, en feuilletant les dictionnaires, en glanant ce que je pouvais dans des ouvrages de compilation scolaire, en guettant dans un cours d’histoire ou de français l’allusion fugitive à ce qui m’importait au premier chef, je commençai à me constituer une culture en marge, un panthéon personnel où voisinaient Alcibiade et Ponce Pilate, Caligula et Hadrien, Frédéric-Guillaume Ier et Barras, Talleyrand et Raspoutine. Il y avait une certaine façon de parler d’un homme politique ou d’un écrivain – en le condamnant certes, mais cela ne suffisait pas, il y fallait autre chose encore – qui me faisait dresser l’oreille et soupçonner qu’il s’agissait peut-être de quelqu’un des miens. 

Michel Tournier, Le Roi des Aulnes 

 

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