En 1863, un savoyard de 14 ans arrive à Lyon (plus précisément à la Croix-Rousse, au 22 rue d’Austerlitz) pour aider son oncle boucher. Rien de que de très banal dans ce « voyage à la ville » effectué à pieds par Nizier Anthelme Philippe. Ce qui est beaucoup moins banal, est la personnalité de ce jeune garçon. « Personnalité » non au sens d’ego, car Philippe n’a rien d’un Rastignac débarqué dans une ville qu’il rêverait de conquérir. Son ambition est autre. Ses capacités sont autres.
Quand démarre le destin d’un homme ? Dans le cas de Philippe, avant sa naissance, puisque sa mère enceinte ne trouve rien de mieux à faire que de consulter… le Curé d’Ars. Sa naissance et son baptême furent entourés de phénomènes (sur)naturels marquants pour ceux qui en furent les témoins (parfois gênés). « J’ignore tout de moi. Je n’ai jamais compris ni cherché à m’expliquer mon mystère. J’avais six ans à peine et déjà le curé de mon village s’inquiétait de certaines manifestations dont je n’avais pas conscience… J’opérais des guérisons dès l’âge de treize ans, alors que j’étais encore incapable de me rendre compte des choses étranges qui s’opéraient en moi. ». Ce commentaire sur sa prime jeunesse, Philippe le délivrera aux non-initiés. À ses disciples, il apportera d’autres précisions.
À la Croix-Rousse donc, le jeune Philippe fait le livreur pour son oncle boucher. Et l’infirmier miraculeux quand son parent se blesse grièvement une main. Cette fois, ce n’est plus dans un village savoyard mais dans la ville de Lyon que la rumeur va se propager. Et amplifier d’années en années. Philippe soigne, guérit, sauve. Il n’est pas encore majeur.
D’une rare humilité, Philippe n’aspire qu’à apprendre… Son chemin ne sera pas pour autant parsemé de pétales de roses. Au contraire même, les obstacles ne tardent pas à se dresser sur sa route. Inscrit comme auditeur libre à la Faculté de Médecine de Lyon, il fait des merveilles… en même temps qu’il se fait des ennemis. Sa capacité à diagnostiquer les malades ou à les soigner (sans même les toucher parfois) ne laisse pas étudiants et professeurs indifférents. La gratitude de certains sera à l’égal de la jalousie des autres. Philippe sortira de l’Hôtel-Dieu non diplômé, ce qui ne l’empêchera pas d’ouvrir, à 23 ans, son premier cabinet de guérisseur au 8 boulevard des Belges.
Il n’existe pas d’instrument pour mesurer la souffrance d’une société, la souffrance d’une ville. Il n’existe pas d’instrument pour mesurer la souffrance dont Monsieur Philippe (puisque c’est ainsi qu’on s’est mis à l’appeler) a soulagé des milliers de lyonnais : de la jeune fille atteinte d’une double embolie pulmonaire et amenée sur une civière à l'ouvrier qui a perdu un doigt dans une machine (et qui va le recouvrer!), de la gamine qui retrouve l'usage de ses jambes au trois soldats guéris de la typhoïde.
En 1877, après avoir habité place Croix-Paquet puis au 7 rue de Créqui, Monsieur Philippe emménage au Clos Landar, à l’Arbresle, avec sa jeune épouse (l’une des riches consultantes qu’il a soignées).
En 1885, il ouvre un cabinet au 35 de la rue Tête-d’Or. Il y a son cabinet, et il y a son laboratoire (qui sera domicilié au 6 rue du Bœuf puis au 13 de la Montée Saint-Sébastien). Pas mal pour quelqu’un qui affirme : « Je ne suis rien, absolument rien. »
Les jaloux fulminent, enquêtent, font des procès (quatre, pour exercice illégal de la médecine), les mères pleurent de joie en voyant leur enfant qu’elles croyaient condamné marcher à nouveau… Au fil du temps, Monsieur Philippe devient Maître Philippe. Aux yeux des autres. Lui, ne décide ni ne décrète rien en ce qui le concerne. Que l'on apprécie sa (fausse?) bonhommie, que l'on pointe du doigt sa consommation excessive d'alcool, de tabac, ses prédictions (la destruction de Lyon, le renversement des pôles), il n'en a cure.
Des puissants, bien au-delà des limites de la ville voire des frontière françaises, se montrent intéressés par les échos qui leur remontent au sujet de ce thaumaturge : Guillaume II (le Kaiser aurait vu Maître Philippe se rendre invisible), Edouard VII d'Angleterre, et surtout le Tsar Nicolas II et sa femme, auprès desquels il joua un rôle important avant d'être remplacé par un nommé Raspoutine.. au moins l'expérience lui aura-t-elle valu un titre officiel de médecin, lors qu'il n'avait pas le droit d'exercer dans notre pays.
De retour à Lyon, Maître Philippe fera ce qu'il a toujours fait : soigner de façon bénévole et quasi "à la chaîne".
Le décès soudain de sa fille, âgée de 25 ans, lui portera un coup terrible. Il ne lui survivra pas un an et décèdera le 2 août 1905.
Quatorze années après sa mort, la Tsarine laissera sur les murs de sa dernière demeure (la maison Ipatieff) l'inscription : "Maître Philippe avait raison !".