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08/09/2020

ACQUA IN BOCCA

Avec Judith Wiart, j'ai écrit une vingtaine de nouvelles horribles depuis le début du confinement.

En voici une (longue)...

la grande bellezza.jpg

(Vous pouvez laisser des commentaires sous cette notule)

 

 

15/07/2007

DÉMÉNAGEMENT À LA DUCHÈRE

Karl quitte Samia. Karl est mon ami. C’est lui qui est venu me chercher à ma sortie de taule, six mois plus tôt. Aujourd’hui, il me demande de l’aider à déménager quelques affaires.

-  Samia est au courant ?

-    C’est elle qui m’a dit de venir chercher mes bouquins. Elle m’a dit qu’elle en avait marre de vivre au milieu de mes machins. Paraît que les gamins en ont marre aussi.

J’ai connu Samia et les gamins. C’est avec eux, avec toute la petite famille de Karl que j’ai fait ma première balade à la campagne, le jour de ma remise en liberté.

-  Ils seront là quand on viendra jouer aux déménageurs ?

-    Samia et les gamins ? C’est prévu qu’ils partent en week-end. On les croisera pas.

-  On a deux jours ?

-    On a une demi-journée pour empaqueter des centaines de livres. Pour faire disparaître toute trace de moi. D’autres questions ?

-         Ça ira comme ça. Merci, Karl.

-         C’est moi qui te remercie.

Je débarque le samedi matin, à 8 heures, au pied de la Tour Panoramique. Je n’arrive pas les mains vides, ma voiture est chargée de cartons. Je tombe sur Samia et les gamins qui finissent de boucler leurs valises.

-  Karl n’est pas encore arrivé ? je demande, très gêné.

-    Il va arriver. Le temps qu’il s’arrache de chez sa pute. Nous, on va y aller. On va dans ma famille.

Je donne un coup de main en fermant une valise récalcitrante et en retrouvant le chat de la famille qui s’est planqué dans les toilettes, puis leur souhaite bêtement un bon week-end. Je les vois s’engouffrer dans l’ascenseur ultramoderne et spacieux qui m’a monté jusqu’à leur appartement. Samia me regarde droit dans les yeux, au moment où les portes se referment.

Je me retrouve seul dans l’appartement. Une famille y a explosé, et je ne vois pas de sang sur les murs. Sur ces entrefaites, Karl arrive. Je le trouve moins stressé que la veille. Nous ne sommes que deux pourtant. Pourquoi n’a-t-il pas sollicité d’autres amis ?

-    Ce que nous allons faire… Moi, je trie mes bouquins. Il y en a certains que je souhaite laisser à Samia…

Pour jouer au grand seigneur ou pour l’emmerder ?

-    Ce que tu peux d’ores et déjà faire, c’est mettre tous les livres en allemand directement dans les cartons.

Et les Zweig, Hesse et autres Goethe traduits en français que je trouve, que dois-je en faire ? Dans le doute, je les laisse sur leurs étagères. Je verrai plus tard, quand de nouvelles consignes me seront données.

Je monte quelques cartons supplémentaires et m’épile l’avant-bras gauche à l’aide du scotch de déménageur. Tout en grimaçant, je me souviens des épisodes qui ont jalonné ma sortie de taule, et de leur effroyable banalité. La pochette de plastique contenant quelques effets personnels que l’on m’a rendue. Karl m’attendant à l’extérieur, dans une voiture blanche.

-    J’ai oublié de te dire… Ma littérature boche chérie, même traduite en bon français de chez nous, tu la mets directement dans les cartons.

-  O.K, Karl.

Je maltraite sans le vouloir un tome de “ La montagne magique ”  et repense à cette balade familiale. La femme et les enfants que j’ai croisés tout à l’heure, je les revois courir devant moi, tandis que Karl marchait à mes côtés pour me dire “ C’est bon, maintenant tu peux recommencer à respirer ”.

L’interphone fait des siennes.

-    Laisse sonner, me dit Karl, occupé à manier le feutre sur une colonne de cartons.

-  Tu es sûr que ce n’est pas de la main d’œuvre supplémentaire ?

-    Je pense pas. Je pense que c’est Samia qui vient nous emmerder. Qui vient m’emmerder.

-  Elle a les clés. Pourquoi elle sonnerait ?

-  Laisse sonner, je t’ai dit.

L’interphone est devenu muet. Nous avons à peine entamé la bibliothèque, et je commence à craindre que nous manquions de cartons.

Après la littérature allemande, il y a la tchèque à sortir des étagères, puis la grecque, puis l’américaine. Avec celle-ci, je retrouve mes repères, tous ces auteurs que Karl m’a conseillés quand j’étais à l’ombre. Je menace Karl pour détendre l’atmosphère :

-  Fais gaffe à ce que je ne t’en pique pas.

-    Je suis bien placé pour connaître tes goûts. Je sais quels bouquins surveiller.

Perché sur un escabeau, je peux voir la calvitie naissante de Karl ainsi qu’une partie du balcon jouxtant son appartement. Je me rappelle ce taulard qui a planqué le cadavre de sa femme une semaine durant sur son balcon. Mais Samia est bien vivante, nous nous sommes croisés tout à l’heure… 

L’interphone sonne à nouveau. Je chute exprès au sol pour me diriger vers lui.

-  Laisse !

-  … C’est toi qui décroches, Karl ?

-    Non, je décroche pas. C’est chez moi, c’est encore chez moi pour quelques heures, et je décroche pas, o.k ?

-    Tu tiens à ce que l’on ne soit que deux à se taper toute la besogne ?

-    Je compte sur toi, aujourd’hui. Et pas qu’aujourd’hui. J’aurai un autre service à te demander… mais pas maintenant.

Il semble avoir l’intention de me le demander quand les cartons m’auront un peu plus crevé, quand je ne serai plus en état de refuser quoi que ce soit. J’imagine le genre de service que l’on demande à un ami qui a tâté de la taule. Et je sais que je répondrai “ oui ” à Karl, parce qu’on ne refuse pas un coup de main à un mec qui vous a apporté Brautigan, Fante et Hemingway en prison.