08/09/2015
LE DIEU BOUC
« La campagne est un pays de verts mystères pour l’enfant qui y passe l’été. Il y a des fleurs, si la chèvre les mord, qui lui gonflent le ventre et il faut qu’elle coure.
Quand l’homme a joui avec une fille – ils ont des poils là en bas -, l’enfant gonfle son ventre.
Lorsqu’ils gardent les chèvres, ils se font des bravades et ricanent entre eux,
mais chacun commence au crépuscule à épier tout autour.
Les enfants savent voir qu’une couleuvre est passée
A la trace sinueuse qui subsiste par terre.
Mais qu’elle passe dans l’herbe, personne ne le voit.
Il y a des chèvres qui s’arrêtent dans l’herbe,
Juste sur la couleuvre, et qui jouissent de se faire sucer.
Les filles aussi jouissent de se faire toucher.
Quand la lune se lève, les chèvres sont inquiètes,
il faut les regrouper et les mener à la ferme,
sinon le bouc se dresse. Bondissant dans les près,
il éventre les chèvres et puis il disparaît.
Des filles en chaleur viennent seules, la nuit dans les bois
et si couchées dans l’herbe elles bêlent, le bouc accourt les retrouver.
Mais que pointe la lune : il se dresse et les éventre.
Et les chiennes qui aboient sous la lune,
c’est qu’elles ont entendu le bouc qui bondit
sur les cimes des collines et flairé l’odeur du sang.
Et dans les étables, les bêtes s’agitent.
Seuls les chiens plus costauds mordent leur corde
et certains se libèrent et courent suivre le bouc,
qui les asperge et les enivre d’un sang plus rouge que le feu,
et puis ils dansent tous en se tenant dressés et en hurlant à la lune.
Quand le chien reparaît au matin, tout pelé et grondant,
les paysans lui donnent la chienne à coups de pied au derrière.
Et la fille qui erre dans le soir, et les enfants qui rentrent à la brune, avec une chèvre en moins, ils leur cognent dessus.
Ils bourrent les femmes et bûchent sans vergogne, les paysans.
Ils sont toujours dehors, le jour comme la nuit, et n’ont même pas peur
de piocher sous la lune ou d’allumer un feu
de chiendent dans le noir. C’est pour ça que la terre
est si belle et verte et que, piochée, elle a, quand vient l’aube,
la couleur des visages hâlés. On va faire les vendanges,
et l’on mange et l’on chante ; on effeuille le maïs
et l’on danse et l’on boit. Il y a des filles qui rient
car quelqu’un a évoqué le bouc. Tout là-haut, dans les bois,
sur les crêtes rocheuses, les paysans l’ont vu
qui cherchait une chèvre et donnait dans les troncs des coups de tête.
Car si une bête ne sait pas travailler
et qu’elle sert seulement d’étalon, elle aime détruire. »
Cesare Pavese, « Travailler fatigue » (trad. Gilles de Van)
07:39 Publié dans C’est quoi, la poésie ? C’est ÇA, Ducon ! | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : cesare pavese, pavese, travailler fatigue, le dieu bouc, bouc, gilles de van