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04/02/2023

"Point cardinal"

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Si passé quarante ans je continue à lire, à vraiment aimer ça, c’est à Perros que je le dois. Il a été (par ses livres), le seul qui m’ait conseillé à temps, qui ait eu le bon livre, au bon moment. Il me rabrouait, mais savait aussi étayer, donner le coup de pouce. Quand on cherche et qu’on est seul – on l’est finalement souvent -, nos amis ne nous sont d’aucun secours, même âge, mêmes codes, mêmes limites ; quand on désespère un peu de ses confusions, on est vraiment très, mais très content, d’entrer chez son libraire à l’enseigne des Poèmes bleus, 3, rue des Papiers Collés. On prend un livre, on discute, Perros en fait le tour. On sort avec. (…)
Une lecture renouvelée des "Papiers collés" cela ne fait peut-être pas une trouée de première importance dans le savoir, mais plutôt dans le doute. Cela chasse vite les nuages de l’assurance. (Vive le ciel bleu des dilettantes !) Savoir assez vite qu’on sera toujours à côté, toujours du dimanche, qu’on joue en amateur, presque hors-jeu, c’est un vrai cadeau. Perros vous laisse votre chance. Elle est infime, mais c’est la vôtre. Votre vérité, son dénuement.
Comme Brice Parain, il est un éveilleur. C’est la vie et la littérature en secondes noces. C’est, je crois pour cela, qu’on le tire tous à soi. C’est qu’on l’aime, mais comme la vie, chacun à sa manière. Cela peut sembler agaçant. C’est égal. Ce besoin de s’authentifier en lui en vaut bien d’autres. Il ne s’agit que de s’espérer moins lâche, moins rat. Espérer voir naître une sorte de morale, de ligne de vie, de prière ou d’aveu éprouvés à la mesure de chacun. Ce n’est pas rien.
Perros était un point cardinal. (…) On ne peut plus se passer de lire après l’avoir lu. Lire devient une façon de s’effacer, de se perdre, de se dissoudre. C’est une épreuve nécessaire. Un exercice d’assouplissement et d’oubli de soi. C’est un lien multiple : fatigant, vain, simple, fondateur, serein, souverain. Quand on aime lire comme on aime physiquement, de façon irrépressible, en don, en s’oubliant, c’est qu’on sait lire. Alors la lassitude, le blanc de la pensée s’effacent. Ce sont de très bons moments décollés.
Il nous dit à chaque page que la lecture n’endort rien, au contraire. Qu’elle est le meilleur moyen de se mettre en panne. Qu’elle n’est ni du côté de l’esthétisme, ni de l’effusion, ni du gros rire. Plutôt proche d’une sorte d’apitoiement contrôlé, pudique, peu bavard. C’est le côté russe de Perros – disciple de Valéry dégringolé chez Tchekhov (qu’il a traduit) -, ancien cœur sec, devenu tremblé, moujik.
On peut aussi le lire comme une petite philocalie du cœur. C’est, comme il le dit, la quête de la poésie dans l’homme proche, « le poème de l’homme sans poème ». Tant qu’on peut s’en référer à lui, c’est qu’on peut encore connaître la honte. On doit être un peu moins menteur avec ses livres dans la poche. Ou si l’on ment, c’est à nos risques : ne plus pouvoir le lire. (…)
Comment dire sans trop en faire ? Cette familiarité où il nous entraîne est une exigence, une urgence. Il n’est pas installé, il écrit debout, donne l’impression d’écrire entre deux portes. Il a dû faire la preuve par neuf qu’on vous paye à la valeur qu’on vous reconnaît. Je sais, la Littérature a toujours eu ses pauvres. Ce sont quelquefois ses maîtres. (…)
Côté librairie, il se vend plutôt mal. Les auteurs qu’il nous vante aussi. (…)
Journalier – la vie est un fait divers avec des miracles – il était notre Fénéon par Renard, Paulhan, Calet interposés. Une écriture peu commune. Mais il était aussi proche de Vilar et de Gérard Philipe. Reste de tout ce temps, la voix, le timbre, l’ampleur, le phrasé. C’est d’une présence indéniable. A lire ses textes tout haut, on y sent une pensée à l’état natif se parlant, sans aucune tutelle de l’écrit. Il y a là une force décidée, souterraine, un fondu respiré qui donne envie d’essayer à son tour sa pensée, d’en chercher l’accord. Sans l’imiter – ce serait idiot ! C’est un maître de chant, respiratoire, non scolaire, tonique. La justesse du ton vous surprend, vous prend, vous réveille, vous révèle.
(…) Pudique, en état de précarité permanent, entretenant par sa lecture professionnelle une sorte de couvre-feu quotidien, il n’a pu, conscient très tôt de la vanité et du dérisoire des parades, qu’habiter les traces qu’il se laissait. En mettant ses pas dans les mots des autres, en parole et dans la vie, il a peu à peu recouvert son œuvre poétique. Il n’a pas voulu apparaître où nous l’attendions, ayant bien avant nous tous épuisé les formes connues de la poésie.
(…) Il avait dû toucher de très près ces finistères que la plupart approchent mais finalement évitent. Comme ces plantes rases des côtes les plus désolées de Bretagne, les cailloux frappés de Perros n’opposent plus maintenant qu’une seule couleur, mais saturée, presque chamanique, au temps, au vent et à son sel. Peu à peu sous le poète grandissait l’homme ordinaire qu’il a appelé toute sa vie. »
 
Patrick Cloux, LE GRAND ORDINAIRE, éditions Le temps qu’il fait