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23/01/2015

"Nous avancions parce que nous avancions..."

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Avant-propos de Werner Herzog, janvier 2004

« Pour des raisons que j’ignore, il m’a longtemps été impossible de lire  le journal que j’ai écrit pendant le tournage de Fitzcarrado. (…) Ces textes ne forment pas un compte rendu du tournage – celui-ci est d’ailleurs rarement évoqué. Ce n’est qu’en un sens lointain qu’on peut les considérer comme un journal de bord. Ils sont en fait encore autre chose, plutôt des paysages intérieurs, nés du délire de la jungle. Mais même de cela je ne suis pas sûr. »

 

Saramiriza, 9.7.79

Un perroquet à mes pieds mange une bougie qu’il tient entre les doigts d’une patte. C’est ici que les gens cachent leurs affaires à l’extérieur des huttes car la rive a encore beaucoup reculé. La berge est complètement submergée à certains endroits et cède par grandes mottes de terre. Une poule avec ses poussins est entrée dans le magasin, une baraque faite de planches et surmontée d’un toit de tôle ondulée, où nous nous sommes fait quelque chose à manger. Elle a attaqué le perroquet presque déplumé, a arraché une des dernières plumes de son cul puis a donné plusieurs coups de bec sur sa chair nue et blessée. La poule s’est ensuite essuyé le bec sur le sol.

A cause de la peur des rapides, nous sommes tous encore sous le choc ; et nos rapports se réduisent au strict minimum. Aucun soldat du poste militaire de Teniente Pinglo ne connaît le niveau de l’eau, on nous a juste informés qu’un bateau de onze hommes avait disparu quelques jours plus tôt sans laisser de traces. Ils auraient bu trop d’aguardiente, de l’eau de vie de canne à sucre, et se seraient engagés sur le Pongo à la nuit tombée. Après mûre réflexion, nous avons conclu que c’était faisable car le Rio Maranon charrie une eau très basse – le niveau est bien tombé de deux mètres rien que la nuit dernière et nos bateaux reposaient tellement sur le  sec au matin que nous sommes à peine parvenus à les remettre à l’eau. C’est le Rio Santago qui se présente mal. Des pluies atroces ont dû se déverser sur son cours supérieur, au nord, et le fleuve est particulièrement redoutable du fait de son croisement avec le Maranon. Un courant d’air froid s’est engouffré vers nous dans l’espace étroit entre les montagnes avant les premiers rapides, comme un prélude, et nous aurions encore pu faire demi-tour à ce moment-là. Un grondement lointain venant du ravin s’est fait entendre, et personne ne savait vraiment pourquoi nous avancions. Nous avancions parce que nous avancions. Un mur d’eau vertigineux s’est brusquement dressé devant nous, dans lequel nous avons été jeté comme un projectile. Nous avons reçu un coup d’une telle violence que le bateau a tournoyé dans les airs et l’hélice s’est mise à couiner dans le vide. Nous nous sommes retrouvés à la verticale pendant un moment, cognés contre l’eau, puis j’ai vu un second mur se dresser devant nous (…). Il nous a asséné un coup plus puissant encore, qui a fait tournoyer à nouveau le bateau dans les airs, dans le sens inverse cette fois. J’avais tellement amarré l’ancre avant de partir dans les rapides qu’elle ne pouvait pas passer par-dessus bord en cognant dans l’hélice. Le réservoir d’essence était solidement amarré, inébranlable. Mais la batterie, grosse comme celle d’un camion, s’est envolée dans les airs. Elle s’est retrouvée pendant un moment suspendue à ses câbles fortement tendus, juste devant ma tête, contre laquelle elle est venue frapper. J’ai eu l’impression que mon nez était cassé à la racine et j’ai saigné de la bouche. Ensuite, pendant quelques instants, rien que des vagues autour et au-dessus de nous, mais je me souviens surtout du grondement. Je me souviens que nous traversions, voguant à reculons. Des cris de singes s’échappaient des rives escarpées et calmes de la forêt vierge. »

 

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19.08.79

« (…) Je me suis souvenu de Kinski qui clamait au début en tant qu’homme de la nature il ne dormirait jamais à l’hôtel, et qui, dès la première nuit, s’était retrouvé complètement trempé dans sa tente à cause d’une averse. Nous lui avions alors confectionné un toit en feuilles de palmiers pour sa tente. Dès le deuxième soir, il était dans l’unique hôtel de Machu Picchu à l’époque, et nuit après nuit, il poursuivait sa femme, une Vietnamienne, à travers les couloirs dans des accès de folie furieuse en lui donnant des raclées et en la jetant contre les murs, si bien que tous les résidents réveillés s’étaient regroupés, effrayés, et nous avions dû verser un dessous-de-table au propriétaire de l’hôtel pour l’empêcher de virer Kinski. W. m’avait raconté qu’il avait discrètement nettoyé vers quatre heures du matin les traces de sang laissées sur les murs par l’épouse jetée par son forcené de mari. »

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Sans date

« Huit mois supprimés, comme si je voulais qu’ils n’aient pas existé. Une année de catastrophes, sur le plan privé comme sur le plan professionnel. Le camp sur  le Rio Maranon a été incendié par les Indiens après avoir été complètement abandonné, y compris le poste médical. Des photographes de presse de Lima ont été conviés pour immortaliser l’évènement. Criminalisation de ma personne par les médias, un tribunal grotesque contre moi en Allemagne. Faire quand même avancer le travail, en  sachant, ou en espérant simplement, que le temps arrangera les choses, que la vérité des faits triomphera. Problème d’argent. Je suis tombé si bas que je n’ai plus rien à manger. J’ai acheté deux bouteilles de shampooing américain sur le marché d’Iquitos et quatre kilos de riz  qui me permettront de me nourrir pendant trois semaines. Ma fille est née, quelque chose de beau restera. »

 

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Iquitos, 2.7.80

Des gros bouts de ma fausse incisive cassée sont tombés à mon arrivée. J’ai ramassé les fragments émiettés parce que je relie ça aux  pires cauchemars, dans lesquels mes dents sont en pierre calcaire, creuses à l’intérieur, et aussi fragiles que des stalactites : broyables et friables à merci.

 

Le son de la musique à  la radio ressemblait au bruit d’un de ces nombreux insectes effrayés par l’orage qui s’est abattu à midi. Toutes les cassettes que j’avais laissées il y a des  mois ont été volées, seuls restent quelques étuis en plastique. Les  nouvelles et les photos que César a ramenées du haut Ucayali sont mauvaises, il ne reste presque plus aucun terrain envisageable dont la situation géographique conviendrait aux besoins du film. Gloria, la femme de Walter, es enceinte de neuf mois ; son visage a  tellement changé que je ne l’ai pas reconnue  tout de suite. Je la connaissais  mais je ne la reconnaissais pas. W. est persuadé que ce sera un garçon, c’est ce que lui a assuré la bruja qui, par magie, a aussi fait disparaître son ulcère à l’estomac. »

 

Rio Camisea, 4.2.81

" Henning s’appliquait à fixer la figure de proue amazonienne plus solidement sur le bateau, lorsqu’un Campa, qui nous harcèle pour obtenir une Suzuki plutôt que de l’argent en guise de salaire, lui a demandé si elle était morte : Henning a répondu que non, qu’elle était en bois. Le serpent aussi est-il en bois ? Oui, a-t-il répondu. Mais alors comment est-ce possible qu’il rampe autour de son corps ? "

 

"Conquête de l'inutile" (Eroberung des Nutzlosen)

de Werner Herzog (éd. Capricci, trad. de C.Courtois, F-G. Goetz, L-A. Raimbault et I.Voisin)

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