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30/09/2014

Sorrentino (le livre)

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« Je suis né vico Speranzella, et si vous ne savez pas où c’est, c’est votre problème. Là-bas, la merde humaine devant la porte ils s’en servent comme décoration, et de temps en temps, comment dire, ça partait en ébullition, ça s’exhalait et ça remontait et tu retrouvais ça chez toi, dans les escaliers étroits, incroyablement humides et sombres. Sombres à te faire croire à tous les farfadets, tous les fantômes, tous les morts qui viennent te visiter. À tous les suicidés par amour. Bref, c’était une merde de folklore, alors tu la chassais à nouveau, tu la rejetais toute puante dans la rue. C’était un jeu. Mais c’est fini, maintenant. Maintenant, tout est sérieux. Ils meurent et ils s’en rendent pas compte. Ils peuvent pas s’en rendre compte, parce qu’ils sont en train de penser à la mort qui va venir. Ils pensent à l’avenir. À l’avenir de la mort. Ça, c’est un truc qui me fait peur. Parce que j’ai toujours été attaché à la vie comme une sangsue, comme le poulpe  à son rocher. J’ai toujours fait partie de ces poissons plus malins que les autres, qui rigolent quand ils voient l’hameçon caché sous la mie de pain. Ils font un détour. Mais quand tu te retrouves pris dans la nasse sans même savoir comment, c’est une autre histoire. (…) 

C’est Maurizio De Santis, l’enfant de salaud qui m’a embarqué dans cette tragédie. Il ne me laisse même pas le temps de descendre de la passerelle de l’avion à Capodichino, qu’il me dit :

- Ce soir on va au port, les Colombiens doivent accoster, on se fournira directement  à la source, tu te feras des  provisions  pour affronter le jour de  l’An et la tournée.

Moi, à vrai dire, je suis tout de suite d’accord, enthousiaste comme Tom Sawyer quand ses copains lui proposaient d’aller buller  à la campagne. Dans l’Alfetta rouge de Maurizio De Santis, il y a moi et De Santis soi-même, trente-six ans portés n’importe comment, si je devais vous dire ou même simplement imaginer ce que ce gars-là peut faire le matin je serais bien embêté. C’est un de ces types qui ne prennent forme que la nuit, un peu comme ce Salvetti, le patron du Festivalbar, que tu vois débarquer seulement l’été, qu’est-ce qu’il fait l’hiver ? Bof ! Peut-être qu’en hiver il existe pas. Il s’évapore comme les oursins. Tout ça pour vous prévenir, pour vous avertir tout de suite que le De Santis, je le connais pas plus que ça. »

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« Cet été-là, Peppino s’immergea, corps, cœur et âme, dans un océan d’agitation et de sueur, il se prodigua en dîners, rendez-vous, cocktails, concerts, fêtes, bains de minuit, feux de camp, spaghetti-parties à six heures du matin, coups de fil intercontinentaux, relations sociales en tout genre dans le seul but de voir notre Beatrice, mais elle ne se présentait jamais aux évènements mondains et cette absence la plaçait dans un Olympe inaccessible. Sur l’île, personne ne semblait la connaître. Cette impossibilité de l’identifier accroissait fébrilement notre aliénation. Commencèrent à fleurir les légendes sur l’incomparable Beatrice. Pour vous faire mesurer le degré de folie qui, peu à peu, pulvérisait mes petits camarades, je vous dirai seulement que le jour où Patrizio déclara que c’était peut-être une extraterrestre, la chose fut prise suffisamment au sérieux pour que nul n’ait envie d’en rire, l’hypothèse paraissait plausible.

Entre-temps, nous étions arrivés au vingt août, et Peppino chantait de plus en plus mal. Elle était sur l’île, puisqu’il arrivait que quelqu’un l’aperçoive, qui nous le rapportait ensuite sur ce ton emphatique qu’on prend pour raconter des  histoires de fantômes, à mi-voix, comme dans un complot d’amour raté. Mais désormais nous ne savions plus qui croire.

Peppino menaçait de se jeter du haut des Faraglioni s’il était impossible, non de l’avoir, mais au moins de faire sa connaissance, savoir  son nom, juste ça. Il en avait déjà rabattu sur ses prétentions, notre Peppino di Capri. Et je vous le jure sur la tête de l’Enfant Jésus, il commença  à perdre la boule. Il fit le tour de tous les commerçants de Capri puisque, nous disait-il, elle était bien obligée de manger, cette créature. Mais personne ne l’avait encore jamais vue entrer dans un magasin.

Patrizio pontifia :

- Cette femme n’a pas besoin de manger, elle se nourrit de nos tourments. »

 

"Ils ont tous raison", de Paolo Sorrentino, éd.Albin Michel (traduit par Françoise Brun)