08/12/2016
Dignité
J’ai toujours voulu vous remercier de m’avoir sauvé de ce matelas par terre, 8ème Rue. C’était super de votre part. Je ne sais pas moi-même... comment j’ai réussi à faire un tel gâchis de ma vie. Je ne vous l’avais encore jamais dit, mais juste avant notre rencontre j’ai fini par me tirer d’une maladie assez embarrassante dont je ne sais pas, aujourd’hui encore, comment je l’ai attrapée. Quelques semaines plus tôt, deux hôtesses de l’air avaient débarqué, l’une d’elle avait passé un bout de temps au Brésil, ce doit être elle qui me l’a repassée. En tout cas, en ce temps-là, je travaillais comme garçon de salle au Hickory House, là où il y a le fameux piano-bar en forme de fer à cheval (je crois que ça, je vous en parlé). Moi, j’étais chargé de la grande table de derrière, celle qui était toujours réservée à Duke Ellington et à sa famille. Je ne pourrai jamais l’oublier, assis là avec ses cravates et ses costumes argentés, entouré de sa femme et de ses filles. Si j’ai jamais vu quelqu’un de royal, c’est bien lui. Il émanait de lui une dignité naturelle extraordinaire, une bonté qui semblait passer à travers ses enfants. Je me rappelle avoir regardé ses longs doigts bagués rompre un morceau de pain pendant que je leur versais de l’eau glacée et que je posais le beurrier, et m’être dit : « Voilà, voilà les doigts qui jouent Satin Doll ! Ces doigts-là ! » Je souffrais un tel martyre à ce moment, entre les jambes, que je devais marcher en canard pour éviter le moindre frottement. Et c’était un restau vraiment chic, alors j’essayais de faire aussi discrètement que possible, autrement le maître d’hôtel m’aurait repéré et viré sur-le-champ. Mais croyez-moi, c’était une douleur incroyable.
Et puis, par sa seule présence, le « Duke » m’a fait tout oublier un instant, et je me suis pris à rêver qu’un jour je serais un patriarche bienveillant, avec une épouse et des enfants splendides, qui ne hurlent jamais.
En tout cas, merci pour les superbes croissants à la confiture, et la vue sur Spanish Harlem.
Bien à vous.
4/5/495, Scottsville, Virginie.
SAM SHEPARD (Balades au paradis, Editions Robert Laffont, trad. Bernard Cohen)
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